Cela faisait des heures que le Macédonien était debout, sous le crachin continuel et un ciel gris. Il n'avait pas bougé, si bien qu'une araignée aventureuse aurait pu commencer à tisser sa toile entre ses pieds légèrement écartés, à l'abri de la longue cape noire à l'intérieur de velours rouge.
Il n'y avait toujours pas âme qui vive dans son petit camp militaire transféré dans la province de Bosnie, hormis un nouveau chevalier qui allait avoir
l'occasion de s'illustrer dès son arrivée, et, naturellement, son petit écureuil.
Celui-ci, toutefois, semblait aussi être gagné par la morosité ambiante. Il fixait Alexandre de son regard perçant, scrutant tout signe de dégel, en vain. Lui aussi se trouvait sous la pluie, près d'un feu timide, et il s'en moquait. Il revoyait Alexandre comme lors de leur première rencontre, trempé, le teint livide, le regard à la fois profond et terriblement fatigué.
Le petit rongeur inclina légèrement sa tête comme pour mieux l'étudier. Il aurait tant aimé lui arracher un sourire, voire des rides de gaité de creuser autour de ses yeux rouges… mais rien ne semblait plus sortir son maître de sa rigidité, jusqu'à ce qu'un messager parvienne jusqu'à lui, remettant une missive cachetée et un volumineux paquet.
Le messager ralentit sa course jusqu'à se trouver face au Macédonien, et garda le silence, ne sachant que faire. L'écureuil ne bougeait pas non plus, même si sa fourrure était à présent parcourue d'une sorte d'énergie qui lui était familière. Sentant lui même cette étrange énergie, Alexandre plissa des yeux et porta son regard vers le nouvel arrivant. Celui-ci lui tendit en même temps missive et paquet, puis détala.
Le Macédonien, ne prenant pas la peine de rentrer s'abriter pour lire le parchemin, le décacheta et en parcourut lentement le contenu. Aucune émotion particulière ne traversa son visage mais sa main droite légèrement tremblante froissant lentement le message lorsqu'il l'eut terminé, avant de le jeter dans les flammes, n'augurait rien de bon.
Puis il se baissa doucement et ramassa le paquet. Une larme se mêla discrètement aux gouttes de pluie perlant de son front, et il entreprit délicatement d'ouvrir le présent.
Il tenait à présent son Sceptre au Majeur Dressé. Le Vieil Ours le lui restituait, après l'avoir conservé depuis la fin de la Sixième Grande Boucherie, lorsque l'aïeul d'Alexandre lui avait donné en gage de respect et d'expiation de sa trahison.
Cela signifiait bien des choses…
Alexandre s'assit sur une grande pierre plate posée près du feu de camp, rabattit sa capuche sur son visage et enfouit ses yeux dans la pénombre, ne laissant voir que ses lèvres serrées. L'écureuil sauta alors sur ses genoux et chercha à accrocher son regard. Lorsqu'il y parvint, le Macédonien y vit l'amour, la sagesse, l'espièglerie, et des choses encore plus profondes. Des choses de la vie, de la mort, des choses qui mettaient son esprit à feu et à sang, l'apaisaient et le torturaient.
Le regard de son petit rongeur le tenait, comme il tenait d'une main affermie son Sceptre. En regardant au fond de l'esprit de son animal familier, Alexandre entendit doucement des paroles accompagnées d'une douce mélopée, sensation étrange, comme si la parole et la musique ne faisaient qu'un avec sa petite bête à fourrure.
"Tous ces visages que l'on touche
Tous ces seigneurs dans la course,
Tous ces espoirs émis dans le doute
C'est un peu de tout ça qui écrit l'Histoire, Hé !
C'est un peu de tout ça, Hé !
On est fait un peu de tout ça, tu sais,
Toute vérité a bonne mémoire…"
Le corps d'Alexandre tressaillit puis, lentement, le Sceptre commença à frapper le sol à intervalle régulier, arrachant à la terre des tremblements surnaturels. Ses pieds entamèrent de même un rythme de plus en plus marqué, et sa tête dodelinait d'avant en arrière. Sa mâchoire se desserra progressivement et il commença à chanter.
"Je l'sais !
J'raconte les combats
Les batailles
Les coups bas
En pagaille
Les amis
Ennemis
Adversaires
Le calvaire
Trahisons
A foison
Les mensonges
De Xaintonge
Les bobards
Grand Ykar
J'raconte La vie, la mort, tu ris, tu pleures
Que des Histoires Vraies
J'raconte le sang, les cendres, le vent, phalanges
Que des histoires vraies !
J'raconte la tristesse
La colère
La caresse
De l'Enfer
Les mots doux
Du Vieil Ours
Le poison
De Marmont
Le courage
Du Chasseur
Le ramage
De l'Emp'reur
Grand orgueil
De Boru
Un cercueil
Aura eu
Sagramor
Au milieu
A la mort
Verra Dieu
J'raconte Godfred, James, les Ligues, Ilmir,
Que des histoires vraies
Cécité
De Zoulou,
Le rêve fou
Du Maltais
L'Exilé
Va en paix
Comme Ilmir
Daavid,
Que des Histoires vraies…"
L'écureuil le fixait toujours.
"Tous ces visages que l'on touche
Tous ces seigneurs dans la course,
Tous ces espoirs émis dans le doute
C'est un peu de tout ça qui écrit l'Histoire, Hé !
C'est un peu de tout ça, Hé !
On est fait un peu de tout ça, tu sais,
Toute vérité a bonne mémoire…"
Alexandre (Youssoupha) et l'Ecureuil (Corneille)
Le Macédonien se leva d'un bond et l'écureuil évita de justesse de tomber dans les flammes. Les yeux de son maître étaient exorbités et sa bouche affichait un rictus indéfinissable.
Il rejeta sa capuche en arrière et poussa un hurlement qu'il sentait venir d'au delà de son corps et de son esprit. Le blizzard se leva soudain et tourbillonna avec une force incroyable.
Alexandre brandit alors son Sceptre au majeur Dressé, en tournant lentement sur lui même, puis il l'abattit sur le sol.La terre gronda et il éclata d'un rire dément dont les échos se propageaient avec le vent tempétueux.
Assis sagement sur la pierre plate, sous la pluie, le petit écureuil regardait l'Empereur avec des yeux plein de malice…
Dernière modification par Orcrist (16/03/2012 14:02:41)
